vendredi 7 août 2009

Conversation à une voix autour d’Orphée et Eurydice

Le père, à sa fille de seize ans :

« Tu te trompes, ma chérie, sur le sens à donner au mythe d’Orphée et Eurydice : ce n’est pas une bouleversante histoire d’amour, mais une horrible déclinaison de celle de Prométhée, c’est-à-dire du combat que l’homme mène contre les dieux à s’approprier des pouvoirs qui leur appartiennent.
«Orphée est un humain, même pas un demi-dieu, c’est un point très important de ce mythe. Il a reçu par la naissance et obtenu, grâce à son travail, le talent de jouer de la musique. Mais pour en faire un grand musicien il avait fallu l’intervention d’Apollon, car seuls les dieux contrôlent le temps. Or la musique est une maîtrise du temps.
«Oui, Orphée l’aimait son Eurydice, ô combien il l’aimait… Contempler son visage, ses yeux surtout, cette porte vers son âme infinie… Cette ivresse d’elle qui lui dictait les sons, poussait la voix, mettait ses mains en mouvement sur les neuf cordes de sa lyre, une par muse…
«Mais tu as raison sur un point : comme il n’y eut jamais d’amour humain aussi grand, il fallut bien que les dieux, jaloux, s’en mêlent…

«Lorsqu’Eurydice meurt, piquée par le serpent, cet amour qu’Orphée lui porte est impuissant à la sortir des enfers. C’est son pouvoir musical, celui qu’il tient d’Apollon, qui le lui permettra : de son chant, il envoûtera le chien Cerbère, les terribles Euménides et parviendra jusqu’à Hadès.
«Mais lui, ce n’était pas pareil : Hadès était un dieu. La musique ne pouvait endormir un dieu…
«Pouvait-elle l’attendrir au moins ? Non, car les dieux n’ont pas de cœur. Ils jouent aux dés. Et ils peuvent rejouer, ouvrir des possibles aux destinées humaines.
«Hadès a relancé les dés pour Orphée et Eurydice…
«Mais il savait ce qu’il faisait en posant à Orphée comme condition de ne pas se retourner sur Eurydice, ni lui adresser la parole avant qu’ils soient sortis des enfers… Tu crois sans doute qu’il savait Orphée incapable de résister à la tentation ? A cause de son amour et de son désir pour elle ?
«Non, ce n’est pas tout à fait cela…
«Contrairement aux dieux qui se suffisent à eux-mêmes, les humains ont besoin du regard de l’autre, de l’être aimé pour produire, créer, se sublimer. Et comment Orphée, pour réussir à quitter les enfers, aurait-il pu rester assez inspiré et talentueux pour maintenir Cerbère à sa niche et les Euménides endormies au fond de leur grotte sans plonger ses yeux dans l’infini de ceux d’Eurydice ?
«Il le savait ce salaud d’Hadès…
«Les dieux en avaient décidé ainsi : les humains ne peuvent s’approprier leurs pouvoirs.
Prométhée en avait été puni. Mais si sa punition a été légère comparée à celle d’Orphée, c’est que la musique est un grand pouvoir divin. Bien plus grand que le feu. »

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