jeudi 28 janvier 2010

Un chef ?


À plusieurs reprises, j’ai eu des doutes sur l’utilité réelle du chef d’orchestre en musique classique.
Il me semblait que ce type qui gesticulait durant les concerts brassait surtout de l’air, et à part donner le départ et le tempo, je ne voyais pas trop à quoi il pouvait bien servir compte tenu du niveau de professionnalisme des musiciens auxquels il avait affaire.

Je me doutais bien, tout de même qu’il y avait un travail en amont, mais ce n’est que lorsque le hasard d’un job d’été comme interprète-traducteur m’a permis d’assister à des répétitions de l’orchestre du Marinsky ( ex-Kirov) sous la direction de Valery Gerguiev que j’ai compris en quoi son rôle était essentiel.

En réalité le chef dispose d’un tel pouvoir, quasiment absolu sur les musiciens, que c’est lui l’interprète de l’œuvre. Les musiciens ne sont que des exécutants dont la docilité est une qualité au moins aussi essentielle que leur compétence et leur technique musicale. J’ai, par exemple, été impressionné par les « arrêts » du chef d’orchestre pour une raison ou une autre : il n’y pas un musicien qui traîne, l’arrêt est simultané pour tout le monde, quel que soit l’endroit de la musique où le chef fait le geste, au milieu d’une mesure, n’importe où… ce qui montre l’extrême attention des musiciens aux indications du chef. Cela m'a d'ailleurs étonné car il me semblait que les musiciens, l'œil rivé à la partition, ne le voyaient pas vraiment. En les interrogeant, ils m'ont confirmé que j'étais dans l'erreur et que le chef était placé de telle manière qu'ils puissent à la fois regarder leur partition et le voir dans le prolongement de celle-ci.

Comme pour la mise en scène de pièces de théâtre ou opéras, il y des débats sans fin sur les limites acceptables à la liberté d’interprétation des œuvres classiques.

Mais si les partitions modernes sont très chargées en indications, plus on remonte en arrière, moins on en trouve. Avant le XVII e siècle il n’y a rien. On ne pouvait se faire une idée du tempo et du rythme que par quelques indications comme la référence à une danse : bourrée, courante etc… mais aussi par le choix des valeurs attribuées aux notes ( suivant que c’étaient des croches ou des rondes par exemple).
À partir du XVIIe, les compositeurs ajoutent des indications qui deviendront, avec le temps, de plus en plus nombreuses : le tempo (vitesse d’exécution), d’abord par ces qualifications italiennes bien connues qui vont du Largo au Prestissimo, et qui comportent un assez grand éventail de vitesses intermédiaires comme Andantino, par exemple(64-70 à la noire), dont le tempo est situé entre Adagio et Andante. Avec l’invention du métronome les indications de tempo deviennent beaucoup plus rigoureuses et des erreurs célèbres comme celle de « Allegretto » pour ce 2e mouvement de la 7e symphonie de Beethoven, qui a tout d’une marche funèbre, deviennent impossibles.
Les indications de nuances pour le volume apparaissent aussi progressivement à partir du XVIIIe, du pianissimo au fortissimo avec les indications de progressions ; on en trouve aussi pour le phrasé (legato, lié ou stacato, détaché) et la manière d’interpréter le rythme (rubato, sans rigueur, par exemple) ; mais le plus curieux est sans doute ce type d’indication en italien qu’on appelle « de caractère » comme par exemple con brio (avec éclat), ou scherzando (en badinant) ; on en trouve ainsi une bonne cinquantaine en ne comptant que les plus usitées.

Mais même lorsque les partitions sont chargées d’indications de ce genre, d’abord elles ne couvrent pas toutes les possibilités d’interprétations et, ensuite, il n’existe aucune loi qui interdit à un chef d’orchestre de s’en écarter, ou même de ne pas en tenir compte du tout. Seul un compositeur contemporain de l’exécution de son œuvre, au nom de son droit d’auteur, pourrait trouver quelque chose à y redire… Le chef va donc imposer ses propres vues sur la manière d’interpréter une musique, d’abord en habituant l’orchestre à les respecter au cours des répétitions puis en les rappelant par des gestes, les expressions de son corps et de son visage lors de l’exécution du concert.

Le terrain d’intervention probablement le plus important (mais pas le plus évident à percevoir…) est ce que j’appellerai la « couleur » de l’orchestre, d’autant qu’il n’existe, pour le coup, aucune indication sur ce point dans les partitions.
Il faut entendre par « couleur » la manière dont les instruments vont se fondre et se différencier les uns par rapport aux autres.
Une partie très importante du travail de Gerguiev consistait à indiquer à chaque pupitre, voire à chaque ensemble d’instruments, et à chaque passage ( !) comment ils devaient jouer les uns par rapport aux autres : là il jugeait les cuivres trop forts et les violons pas assez, là il ne fallait pas couvrir un trait de clarinette solo etc…

Évidemment, le chef fait recommencer autant de fois qu’il le faut certains passages difficiles, en particulier ceux qui le sont d’un point de vue rythmique.
Il faut ici rappeler que la rythmique en musique concerne la répartition des temps forts (accentués) et des temps faibles, sachant qu’en la matière les combinaisons et les nuances sont absolument infinies et que les instruments ne sont pas tous logés à la même enseigne du point de vue de la précision : celle d’une clarinette ou d’un hautbois est bien moindre que celle d’une trompette ou d’un violon…
Le chef doit donc repérer s’il y a des musiciens qui traînent et alourdissent l’exécution de certaines figures. Quelquefois, il les fait répéter d’abord seuls, puis avec tout l’orchestre. Il doit faire la chasse aux notes qui manquent de justesse et être capable de repérer dans un orchestre de 60 personnes, qui exactement pourrit la justesse ou qui n’est pas bien en rythme.
Pour ce qui concerne Guerguiev ses indications sur les intentions expressives, je dois dire, étaient parfois assez obscures, voire surréalistes et je me demande bien comment les musiciens pouvaient les traduire dans leur jeu… Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, la parole du chef, que l’on n’entend évidemment pas en concert est essentielle au travail des musiciens et probablement plus importante que ses gestes.

Peut-on le comparer à un metteur en scène vis à vis du théâtre ?
Non car, contrairement à lui, il intervient également pendant la représentation.

Les « grands » chefs d’orchestre sont nécessairement des personnalités fortes, mais plus ou moins expressives. Certains sont très calmes, économes de leurs mouvements, d’autres autoritaires, colériques, gesticulant en tous les sens.

Il n’est pas facile de trouver des vidéos où l’on peut voir le chef de face.
En voici une de Mischa Katz, chef que je ne connaissais pas, d’ailleurs. Il dirige d’abord l’ouverture des noces de Figaro, puis de Don Giovanni. On remarquera que, très souvent, il interrompt la battue de la mesure pour préférer les indications d’expression et de nuances.

Il n’y a pas deux chefs d’orchestre qui se comportent de la même manière...




Le rôle et le pouvoir du chef d'orchestre se prêtent a des gags très drôles et je n'ai pas pu résister à cette vidéo :


On lira avec beaucoup d'intérêt les réflexions de Berlioz sur les chefs d'orchestre. Les profanes pourront sauter les passages techniques mais l'ensemble est passionnant.


Et, pour s'amuser...

6 commentaires:

  1. Ayant fait _ un peu__ de chant choral. C'est une question que je ne me suis jamais posé.
    Je ne te raconte l'infâme mélange si on ne suit pas...
    J'ai vu il y a très longtemps un reportage sur les crises de Celibidache_ Homériques.
    Une question jamais résolue me turlupine.Comment un travail aussi personnel que la répétition d'orchestre peut-il être confié par le Maestro à un assistant?
    Un souvenir. Les arabesques de Brendel dirigeant la 9è , le mouvement lent.

    DF

    RépondreSupprimer
  2. Mais mais mais
    Le plus jupitérien des pouvoirs du chef n'est pas celui qu'il a sur les autres mais celui de se jouer à lui même la partition avant les autres.
    Je mourrai sans comprendre car sans savoir le faire

    RépondreSupprimer
  3. Comme quoi, t'expliques mieux à l'écrit qu'à l'oral!
    Mais pourquoi on ne trouve des chefs d'orchestre que dans le classique? C'est juste une question de nombre de musiciens (les bigs bands de jazz ont aussi des chefs, non?)?

    Toutou

    RépondreSupprimer
  4. A Donatien :
    La capacité à entendre la musique en lisant seulement la partition est évidemment essentielle pour le chef d'orchestre. Mais c'est vrai de tout musicien confirmé :Hélène Grimaud raconte, par exemple, qu'elle "travaille" souvent ses partitions sans piano, dans l'avion, dans sa chambre d'Hôtel.

    Pour ce qui concerne de confier parfois la direction à un assistant lors des répétitions , c'est possible mais qu'on ne se leurre pas : la répétition ne portera que sur des aspects purement techniques, d'ailleurs souvent indispensables.

    RépondreSupprimer
  5. Au grand Toutou : en fait, il y a toujours des chefs d'orchestre. Simplement, pour les petites formations, c'est l'un des musiciens qui joue ce rôle, et suivant la musique concernée il a un rôle plus ou moins important. Pour un big band de Jazz, il y a un chef, mais il se limite clairement au travail pendant les répétitions. Par exemple, il donne parfois le tempo de départ, mais ensuite il ne sert à rien qu'il le marque, c'est évidemment le batteur qui le fait. La musique classique est celle qui est la plus complexe et où le champ des "interprétations" possibles est le plus ouvert. Il faut donc que quelqu'un décide et l'impose à l'orchestre.

    RépondreSupprimer
  6. J'ai mal formulé ma question
    Je sais et je comprends que le chef soit capable de se réciter la partition, l'entende ( à vide)
    Mais c'est la capacité de synchroniser ce récit en même temps et avant que l'orchestre devant lui ne joue la partition forcément __ en décalé__
    Car , si on observe bien la commande de son geste est prête avant l'exécution
    Et ça , ça me troue.

    RépondreSupprimer