vendredi 31 juillet 2009

Une affaire de ponctuation.



Peu de musiques ont exercé sur moi une fascination comparable à celle que produit le 2e mouvement de la 7e symphonie de Beethoven, le célébrissime allegretto.
A l’époque de mes études de musicologie avec Davorine Jagodic, nous avions à remettre l’analyse d’un morceau de notre choix, à condition qu’il soit approuvé par l’enseignant. J’ai pensé naïvement que me plonger dans la technique d’écriture de ce mouvement me débarrasserait du mystère et de l’exaltation qu’il produisait sur moi, supputant que d’en comprendre les « ficelles » me guérirait de l’espèce d’extase quasi mystique qui s’emparait de moi à chaque fois.

C’est le contraire qui se produisit : non seulement le frisson ne disparut pas, mais l’analyse n’a fait que renforcer ma passion paradoxale pour ce morceau si énigmatique.

Les interrogations, en effet sont nombreuses et la première d’entre elles est bien l’indication de tempo. L’expression : « allegretto » correspond en principe à un tempo qui ne peut être inférieur à 100 battements par minute. Or une exécution à ce tempo est tout simplement impossible. La vitesse indiquée par Beethoven est de 76, mais ce mouvement n’est jamais joué à ce tempo, les vitesses couramment utilisées vont de 55 à 69 à la noire… donc nettement plus lentement.

S’agit-il d’une erreur de Beethoven ?
Certes le métronome de Maelzel n’a été breveté qu’en 1816 alors que la symphonie date de 1812, mais tout de même, l’indication italienne est assez parlante pour qu’on ne commette pas l’erreur de confondre une danse avec une marche funèbre, ce qu’est à l’évidence cet « allegretto »… Alors, qu’a-t-il voulu dire sur sa musique ? Sa souffrance d’être sourd et de ne pouvoir l’entendre ? Sa mort comme une délivrance sur un rythme composé d'un dactyle et d'un spondée (une longue - deux brèves, deux longues) ?

Mais, à coup sûr, il devait attacher une importance particulière à cet allegretto
En effet, le mouvement commence par un mystérieux accord de la mineur tenu sur deux mesures à deux temps. Mystérieux pour deux raisons : d’abord parce qu’on le retrouve à l’identique à la fin du mouvement, plaqué comme un cheveu sur la soupe. On se demande vraiment ce qu’il vient faire là… Mystérieux ensuite, parce que l’on sait que Beethoven les a rajoutés au moment où il remettait son manuscrit entre les mains de son éditeur : il s’est ravisé, a été chercher une plume et a jeté ces deux accords au début et à la fin du mouvement.
Comment interpréter cela ?

Trop habitués que nous sommes aux musiques improvisées on finit par oublier que des compositeurs de ce niveau-là, avec un tel « métier », capables d’écrire de la musique à peu près comme nous respirons, lorsqu’il passent un mois ou plus sur une page, ou qu’ils se livrent à une modification comme celle-ci, il s’agit d’un acte beaucoup plus réfléchi qu’on ne l’imagine. La musique savante, il faut le dire bien haut, est une forme de pensée…
Alors comment interpréter la présence de ces deux accords ?

Peut-être faut-il laisser son esprit vagabonder…
D’une certaine manière, ces deux accords sont comme deux portes qui ouvrent et qui ferment cette marche funèbre. Elle a, d’ailleurs, a été à ce point considérée comme un morceau à part entière (et non un mouvement, une péripétie d’une musique plus large) que le public, lors des deux premières exécutions de la symphonie, a exigé qu’il soit bissé… Une porte donc, mais vers quoi ? Faut-il y voir dans la précipitation de cette indication une forme d’humilité ? La vraie musique c’est cela et pas ce qu’il y a avant ou après ? « Nous interrompons le cours normal de la musique pour vous faire parvenir cette musique essentielle… ». Ou au contraire : « C’est une digression, n’y attachez pas d’importance… ».
Autrement dit, il faut sans doute concevoir cet accord double comme deux signes de ponctuation.

Mais lesquels ? Des parenthèses ou des guillemets ?

mercredi 1 juillet 2009

Un rêve de Baïkal


Ah le lac Baïkal, le père de tous les lacs, le plus grand, le plus profond, le plus ancien du monde !…
Comme Boris Vian, « je voudrais pas crever » avant d’avoir bû de son eau, contemplé ses nuits bleues d’hiver, observé ses nerpas, phoques d'eau douce aux yeux globuleux, des yeux pour les plongées des grandes profondeurs. Je voudrais goûter l’omoul fumé, l'offrande que le lac fait à ses visiteurs.
Je voudrais voir cette golomianka et vérifier qu’on ne m'a pas raconté d’histoires, qu’il s’agit bien d’un poisson transparent, que je peux lire mon journal à travers, qu’il se liquéfie au dessus d’une température de 7 °ne laissant plus que les arrêtes.
Je voudrais me baigner l’hiver dans ses sources chaudes, au milieu de la neige, observer les furtives zibelines. J’aimerais rester la nuit à écouter les loups hurler avec l’espoir de les voir se découper à l’aube, au loin, sur la lune blanche.
Je me réfugierai dans la tiédeur d’une isba de bois et je tremblerai en apercevant un ours en hiver, un de ceux que les Sibériens appellent chatoun, un de ces animaux devenus fous par une carence de graisse qui, au lieu d’hiberner, errent sans fin dans la taïga, jusqu’à en mourir.
Je verrai peut-être cet aigle de Sibérie qui, dans la chanson, apportait au soldat le salut de Katioucha, celle qui "gardait l’amour" pendant que lui, "gardait la patrie".
J’aimerais tant vérifier que l’eau du lac est si claire qu’on en voit le fond jusqu’à 40 mètres et me jeter en été dans ses eaux glacées pour me guérir de tout, parce que les chamans bouriates m’auront révélé que le lac n’est pas un lac mais un être vivant, un magicien et un guérisseur. Mais aussi un « vieux » susceptible et colérique.

Je voudrais trinquer avec les Sibériens, ceux dont les Russes vous souhaitent d'avoir la santé, goûter leur vodka si pure grâce à l’eau du lac, chanter avec eux à quatre voix, debout sur la falaise, espérant que le sarma, l'un des vents furieux du Baïkal en fasse parvenir les notes à d’autres humains sur la rive d'en face.
J’aimerais voir comment, l’hiver, des aiguilles et des dentelles de glace semblent crachées par le lac, enfants violents des masses liquides qui s’entrechoquent et que le froid semble figer pour l‘éternité…

Baïkal, ô mon Baïkal, je ne sais si tu es mon Arbat à moi comme dans la chanson d’Okoudjava : « ma religion, ma joie et mon malheur »…

Mais tu es surtout mon rêve de nuit bleue.

(Photo : Sylvain Tesson, Thomas Goisque)