Le malentendu des icônes




Il est fréquent d’entendre de la part d’amateurs d’art et de peinture, qu’ils « n’aiment pas du tout les icônes ». Mais il y a probablement un énorme malentendu à leur sujet.


Dans son livre «  Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident  » Regis Debray soutient que l’œuvre d’art, en peinture ou en sculpture, ne commence réellement que lorsque la représentation devient plus importante que ce qui y est représenté, ce qui n’intervient en Europe qu’à partir de la Renaissance. 

Ainsi, c’est notre regard actuel d’occidental qui fait des sculptures grecques antiques des œuvres d’art que nous vénérons en tant que telles, alors que pour les Grecs, c’était le modèle qui avait de la valeur et tout ce que la sculpture pouvait faire, c’était tenter de s’en approcher le plus possible sans jamais y parvenir. Il n’y a pas d’artiste chez les Grecs, seulement des artisans. Le mot, même n’existe pas. 

Un malentendu du même ordre concerne les icônes. Ce ne sont pas des œuvres d’art. 

Même le vocabulaire s’y refuse puisque l’on peut dire d’une icône qu’elle est «  bonne  », mais jamais qu’elle est «  belle  ». Si elle peut l’être malgré tout, ce sera par hasard ou parce que notre regard aurait intégré les transcendances dont elle est chargée jusqu’à procurer une sensation proche de l’émotion esthétique. 

On «  écrit  » une icône, on ne la «  peint  » pas, et on «  lit  » une icône, on ne la «  regarde  » pas. 

Elle n’est pas une image pieuse, mais une sorte de porte sensible qui ouvre vers les mythes chrétiens qu’elle invite à pénétrer et non à simplement observer. En vous plaçant devant l’icône, ce n’est pas vous qui la regardez, c’est elle qui vous regarde. Tout dans l’icône obéit à un symbolisme codifié du point de vue des sujets représentés, de leurs attributs visuels, des couleurs utilisées, des techniques de fabrication. 

Ce langage des icônes est connu des fidèles orthodoxes, mais rarement de l’occident post-chrétien sauf des spécialistes. Il suppose, au moins, de bien connaître les mythes chrétiens à défaut d’y croire. 
Le mieux est, probablement, d’en donner quelques clés.
  •  La perspective inversée 
C’est l’un des aspects troublants des icônes. En général l’icône est à plat, sans relief, mais il arrive que des embryons de bâtiments, de paysages ou d’objets en volume (une table ou un autel par exemple) y figurent. Et là, on s’aperçoit que le point de fuite, au lieu de se trouver quelque part à l’horizon, est devant l’image  ; en fait c’est l’œil du spectateur-contemplateur  : l’icône étant une porte vers le divin, son regard s’ouvre sur l’infini. 

                                 Un exemple sur une Trinité (d’après celle de Roublev.)

Un tel renversement n’est pas tenable complètement, ce qui donne toujours des perspectives bizarres, mélangées. Le bâtiment derrière est presque en perspective correcte, le rocher semble bien devant lui, l’arbre on ne sait pas…
  •  Les couleurs 
Avec des variantes suivant les écoles et les pays, les couleurs obéissent à un symbolisme précis. L’or est la couleur du royaume céleste et de Dieu lui-même. Le pourpre, celle de la majesté elle n’est utilisée que pour les vêtements du Christ et de sa mère. Le rouge est la couleur de la vie, donc de la résurrection, mais aussi du sang et des martyrs. Le bleu foncé et clair est la couleur du ciel, de la vie éternelle. C’est aussi la couleur spécifique de la Vierge, intermédiaire entre la terre et le ciel de l’incarnation de Dieu par son fils. Le vert est la couleur de la nature, de la terre féconde, de l’espérance. Le blanc, comme l’or, figure la lumière divine, mais aussi la sainteté, la pureté. Le marron, la terre en tant que symbole de la matière, du corruptible, du mortel. 
  •  La lumière 
Il n’y a jamais de source de lumière à l’intérieur de l’icône car la lumière est supposée venir de et par l’icône elle-même. L’emploi de l’or participe à ce symbolisme, comme la technique de peinture, qui s’élabore de la couleur la plus foncée à la plus claire. La carnation pure et assez claire des personnages est une manière de symboliser leur lumière intérieure. Dans beaucoup d’icônes de la crucifixion, le Christ mourant ou mort est figuré avec une carnation sombre contrairement aux autres personnages saints qui y sont représentés. Un cas particulier toutefois pour les icônes représentant la Transfiguration, ce sont les vêtements blancs qui en sont le symbole. 
  •  Les attitudes 
Il serait trop long d’en faire un catalogue mais chaque personnage a, en général, une ou plusieurs positions ou attitudes caractéristiques. Elles aussi sont codifiées d’un point de vue théologique et constituent autant de moyens de reconnaissance pour les fidèles  : le Christ «  Pantokrator  » (dit «  tout puissant  », il tient un livre dans la main gauche et de la droite effectue une bénédiction en esquissant avec les doigts le monogramme du Christ «  Issous Christos  » ), "Acheïropoïete" (image non effectuée de la main de l’homme, reproduction de la supposée empreinte de son visage sur un linge), la Vierge «  Glykophilousa  », («  de tendresse  », qui appuie sa joue sur le visage de l’enfant), «  Pelagonitissa  » (où l’enfant se cabre dans les mains de sa mère, de peur de la Passion qui l’attend - c’est l’une des interprétations)….

Signalons, au passage, un autre symbolisme relatif à l’Enfant–Jésus  : il n’est jamais représenté sous les traits d’un enfant, mais ceux d’un adulte en miniature  ; une manière d’indiquer que sa nature divine est incompatible avec l’état embryonnaire d’inachèvement physique, psychique et intellectuel d’un bébé.

Autre exemple  : seuls les personnages n’ayant pas atteint la sainteté ou la sagesse sont représentés de profil, les rois mages dans la nativité, les bergers, mais aussi Judas….

Les lèvres fines sont privées de toute sensualité. Enfin l’immobilité des corps, comme figés hors du temps, concentre tout l’energie dans le visage, révélant l’esprit.

  •  L’élaboration de l’icône. 
Loin d‘être l’expression d’un artiste, l’écriture d’une icône est un acte religieux, une manière pour le peintre d’investir les dogmes et les mystères de la foi orthodoxe à travers un ensemble de règles qui concernent aussi bien la préparation des matériaux (par exemple, la peinture utilisée est obligatoirement constituée de pigments naturels liés avec du jaune d’œuf) que ou l’ordre dans lequel les peintures sont apposées (ainsi, les visages sont faits en dernier).

Bref, la peinture d’une icône s’apparente à un rite, un acte de foi précédé d’une longue gestation, de prières, parfois de jeûne. C’est une méditation religieuse qui ne s’intéresse guère à l’expression de l’imaginaire du peintre. D’ailleurs l’iconographe est rarement connu, il ne signe pas l’icône car il est supposé ne pas exprimer sa vérité mais celle de Dieu, inspirée par le Saint-Esprit.

L’icône est terminée lorsque la scène ou le personnage représenté est indiqué sur elle, ce qui est une manière de la rattacher à la tradition ininterrompue des icônes depuis les premières, que l’on attribue à Saint-Luc. 


Un exemple de lecture de l’icône peut-être la plus célèbre du monde, et sans doute la plus étudiée  : la Trinité de Roublev 





Cette icône s’efforce d’interpréter, à travers une image, le mystère peut-être le plus complexe de la théologie orthodoxe (sur ce point légèrement différente de la catholique)  : Dieu est unique mais…triple, Dieu le Père, Dieu le Fils, et Dieu le Saint Esprit. Le christianisme est la seule religion monothéisme à l’admettre. Pour l’Islam, par exemple, cela équivaut au polythéisme et donc à de l’idolâtrie.


Le peintre inscrit, du point de vue de la composition de l’icône, les trois personnages dans un cercle, symbole de ce qui n’a pas de début ni de fin, d’éternité  ; cercle dont le centre est la main du personnage du milieu.




Il va ensuite, pour rappeler leur unité, leur donner exactement le même visage. Il renonce ici, pour les besoins de son écriture, à la représentation traditionnelle du Christ barbu, ce qui, d’ailleurs, ne va pas aider à l’identification des trois figures. Le Fils de Dieu n’est pas ici représenté comme encore incarné et pour les trois, les ailes rappellent leur nature spirituelle. 


Ces trois personnages sont représentés sans perspective, celui du milieu, placé derrière la table, aurait dû être plus petit parce que plus éloigné. C’est le symbole de leur identité de valeur, de leur équivalence. Et chaque personnage tient le bâton du pèlerin, symbole du pouvoir, de la toute-puissance de chacun des trois.

Beaucoup plus complexe et difficile à rendre du point de vue du dogme orthodoxe, est le symbolisme des fonctions et du message chrétien contenu dans ce mystère de la Trinité.

Là les interprétations diffèrent, car on ne sait pas avec certitude qui est qui. 
Prenons par exemple celle de Greschny :

«  L’ange central à la tunique pourpre représente le Père, qui a la préséance dans la Théologie orthodoxe, le rouge étant la couleur impériale. l’Ange de gauche au vêtement rose bleuté indéfinissable renvoie au St Esprit. L’Ange de droite au manteau vert, vert de l’espérance et de la nature, serait le Christ. Penché sur la coupe il voit le reflet de la Passion qui l’attend  : le nettoyage du vernis épaissi de l’Icône ayant révélé au fond de la coupe la sainte face  »

D’autres interprétations existent. Celle-ci rend bien compte des couleurs attribuées aux vêtements des personnages, de la préséance du Père dans le dogme orthodoxe car le centre du cercle est sa main. 

Elle est moins claire sur les autres représentations  : la maison, l’arbre et le rocher. Encore que, si l’on attribue au rocher le symbole du tombeau où a eu lieu la résurrection, cela correspond.

Il y a dans les attitudes des trois personnages une description de leurs relations internes  ; ils sont en osmose constante, générant la synergie divine. 
Les personnages du centre et de droite ont la tête inclinée vers celui de gauche, en geste d’acceptation de la volonté commune, qui implique une mission spéciale du Fils et de l’Esprit. Cette inclinaison est celle de la tête du Christ sur toutes les crucifixions.

Ces quelques éléments ne prétendent pas épuiser le contenu symbolique de cette icône, mais de donner le principe de leur lecture en général, très différent, on le voit, du regard que l’on peut porter sur une «  œuvre d’art  ».

L’iconographie en France

Même si après le schisme d’orient l’icône devient typiquement et exclusivement orthodoxe, il y a plusieurs ateliers d’icônes en France (impulsés à l’origine par des Grecs ou des Russes), et quelques grands spécialistes dont Egon Stendler, né en Silésie en 1923, qui dirige ou a dirigé de nombreux ateliers d’icônes à Meudon, Syracuse en Italie et Publier en Haute-Savoie. Artiste peintre devenu jésuite uniate (de rite oriental), il est l’un des très grands peintres d’icônes et spécialiste de leur histoire, auteur également de plusieurs livres importants sur le sujet. 
Laissons-lui la parole pour terminer cet article  :

«  Au lieu d’être d’abord le fruit d’une intuition, l’icône est le fruit d’une TRADITION  : avant même d’être peinte, elle est une œuvre longuement méditée, patiemment élaborée par des générations de peintre. Aussi l’Icône d’un maître est comme sous-tendue par une structure qui la conditionne et dans laquelle chaque élément trouve sa place.  »
Egon Sendler

Des liens  :


Le site du Père Egon Sendler, extrêmement complet sur le plan de la technique.


Et, allez : ci-dessous, mais vraiment pour le folklore, la seule icône que j'ai jamais peinte, vers l'âge de 16 ans sous sa direction.