Makhno l’indomptable

Il est possible que le visiteur du cimetière parisien du Père Lachaise, venu voir un 25 juillet la tombe de Frédéric Chopin ou de Jim Morrison, croise des délégations d’individus aux allures étranges précédés de porteurs de drapeaux noirs. Qu’il ne s’en étonne pas, c'est la date d'anniversaire de la mort de Nestor Makhno, l’un des personnages les plus énigmatiques de la guerre civile qui a déchiré la Russie au lendemain de la Révolution d’Octobre. Et des anarchistes de tous pays se réuniront probablement pour fleurir son monument funéraire. C’est en effet à Paris qu’il est venu se réfugier après une vie de combats et qu’il est mort, à l’âge de 45 ans.

C’est en essayant de me documenter sur cette guerre entre les « rouges » et les « blancs » que je suis tombé sur ce Nestor Ivanovitch Makhno dont j’ignorais absolument tout. Personnage hors du commun, très controversé, vénéré comme une icône par les anarchistes du monde entier, mais quasiment ignoré de l’Histoire officielle, il reste très difficile à cerner en raison du manque de sources écrites directes et fiables, le concernant. [1] On ne dispose pratiquement que des livres émanant des deux seuls intellectuels de ce mouvement : celui de Pierre Archinov et surtout celui de Voline, La révolution oubliée, qui lui consacre un chapitre important. Makhno lui-même a entrepris, à Paris, la rédaction de ses mémoires, mais il est mort en 1934 avant d’avoir pu aller au-delà du récit de ses années de jeunesse. Il a, toutefois, laissé un certain nombre d’articles parus dans une revue libertaire publiée à Paris en langue russe.

La jeunesse de Nestor Makhno.

Nestor Makhno est originaire d’Ukraine, de la région des cosaques zaporogues rendus célèbres par le roman de Gogol Tarass Boulba . C’est un fils de paysans pauvres qui, à l’adolescence, après la révolution avortée de 1905 s’engage dans les organisations anarchistes-communistes qui se constituent alors en Ukraine. Suite à des attentats ratés contre le gouverneur de la province puis contre la filiale locale de la police politique tsariste (Okhrana) Nestor Makhno est arrêté avec 13 de ses camarades et condamné à mort. Sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité par le Tsar en raison de son jeune âge (il a 17 ans).
A cause de son caractère rebelle et de son insoumission permanente, il passa le plus clair de son temps en prison. Il va en profiter pour s’instruire. Il y rencontrera Kropotkine dont on dit qu’il aurait complété sa formation politique mais également un autre anarchiste, Pierre Archinov dont il deviendra l’ami. Il va aussi, au cours de ces neuf années d’emprisonnement, faire souvent du cachot pour désobéissance et y contracter une tuberculose dont il ne guérira jamais et qui finira par l’emporter. Libéré à la faveur de la Révolution d’Octobre, il retourne dans sa région natale de Goulaï-Polié. Et profitant de la très faible implantation des bolcheviks en Ukraine, il va entreprendre d’y faire la révolution à sa manière, celle des anarchistes.

La guerre civile dans le sud.

La guerre civile russe qui a duré de 1917 à 1921 a eu de nombreux épisodes et s’est déroulée sur plusieurs fronts. Toutefois, le sort de ce conflit s’est joué au sud : en Ukraine, sur le Don et en Crimée. Et les anarchistes de Makhno vont y jouer un rôle essentiel.
C’est une affaire très compliquée. Quatre ou cinq forces se trouveront en présence, tantôt alliées, tantôt ennemies : les ultra-réactionnaires du parti « agrarien » dirigés par l’hetman (chef cosaque) Skoropadsky mis en place par les Austro-Allemands dans la foulée de la paix de Brest-Litovsk signée par le nouveau gouvernement soviétique en 1918 (qui leur abandonnait de fait l’Ukraine), les nationalistes de Simon Petlioura, les anarchistes de Nestor Makhno, les armées contre-révolutionnaires dites « blanches » commandées par les généraux Denikine puis Wrangel et enfin, l’Armée Rouge sous les ordres de Trotsky. Makhno va d’abord s’allier à Petlioura contre Skoropadsky. Puis une fois les Austro-Allemands et les « agrariens » chassés du pouvoir par la défaite de l’Axe, il va s’affronter à Simon Petlioura, ce nationaliste grand massacreur de juifs et le défaire. Devant l’avancée des troupes de Denikine il va conclure des alliances tactiques avec les bolcheviks contre les armées blanches. En réalité les bolcheviks considéraient les anarchistes comme leurs ennemis les plus dangereux. Ils vont d’abord les utiliser puis les massacrer. [2]

Un chef de guerre exceptionnel.

Contre Skoropadsky d’abord, Petlioura ensuite, puis Dénikine et Wrangel, et enfin l’Armée Rouge, Makhno se révélera un chef de guerre exceptionnel, s’appuyant sur la population locale qui fournissait renseignements, chevaux frais et volontaires pour se battre. Il eut l’idée à la fois simple et géniale de faire se déplacer son infanterie dans des petites voitures à ressorts tirées par des chevaux utilisées par les paysans ukrainiens, que l’on appelle les « Tatchanka » (Tatchanki, au pluriel). Alors que les infanteries adverses ne pouvaient guère se déplacer de plus d’une trentaine de kilomètres par jour, les troupes de Makhno pouvaient en parcourir 60 voire 100 dans la même journée, aussi vite qu’une cavalerie au trot, et surtout aligner au combat des troupes fraîches, pas épuisées par des marches forcées, et arrivées sur les lieux de l’affrontement en même temps que la cavalerie.
Makhno lui-même avait un charisme exceptionnel. Impitoyable avec ses ennemis mais adulé de ses partisans qui l’appelaient affectueusement et très respectueusement batko (« père » en ukrainien) cet homme de petite taille était d’un courage et d’une résistance physique invraisemblables. Sa témérité était telle qu'Archinov l'a qualifée "d'anomalie psychique" ! Blessé un nombre incalculable de fois, rescapé du typhus, son « coefficient personnel » était tel que Denikine avait offert une récompense d’un demi-million de roubles à celui qui le capturerait ou le tuerait. 
Si l’on en croit Voline dans La révolution oubliée, ce sont les anarchistes qui ont battu, seuls, l’armée blanche en automne 1919, sans l’aide des bolcheviks qui, au contraire, n’ont pas bougé dans l’espoir que Denikine les en débarrasserait. Mais contre toute attente, et au prix d’un exploit militaire réellement exceptionnel, digne des plus grands stratèges de l’histoire militaire ce fut Makhno qui l’emporta et écrasa les « blancs ». Les « rouges » n’eurent plus qu’à terminer le travail, et Denikine, découragé, abandonna le commandement au général Wrangel qui, après quelques combats, replia les maigres restes de son armée en Crimée.
La presqu’île de Crimée a cette particularité d’être une forteresse naturelle théoriquement impossible à conquérir par la terre. On n’y accède que par un défilé étroit, l’isthme de Perekop, ou par une région d’étangs considérés comme infranchissables par une armée, le Sivach.
Pourtant, au prix de lourdes pertes et profitant du fait que les étangs étaient cet hiver-là exceptionnellement gelés, la cavalerie anarchiste parvint à passer. Et dès lors, ce qui protégeait les blancs devint un piège mortel pour eux. Wrangel, par une manœuvre audacieuse, réussit toutefois à faire évacuer les restes de son armée par la mer avec l’aide des alliés et, notamment de la France. Lorsque les anarchistes victorieux mais épuisés par les combats très durs qu’ils venaient de livrer voulurent rentrer chez, au sortir du détroit de Perekop ils trouvèrent l’Armée Rouge qui les attendait, se jeta sur eux et les massacra impitoyablement et systématiquement.
Makhno lui-même était absent de cette bataille de Crimée, remportée par ses lieutenants Martchenko et Karetnik. Malade, et la cheville éclatée par une balle, il était resté dans son fief à Goulaï-Polié. Après le massacre de Crimée, l’Armée Rouge fondit sur lui dans l’espoir de le capturer ou de le tuer. Pourtant, à 250 seulement, ils réussirent à échapper à son étreinte. Makhno reforma une petite troupe de 3000 militants anarchistes et contre près de 150 000 hommes (dont la fameuse cavalerie des « cosaques rouges » de Boudiénny), il livra encore de nombreux combats et leur infligea quelques sévères défaites, jusqu’au jour où, cerné de toutes parts, il prit une balle dans le ventre. Sa garde rapprochée se sacrifiera pour protéger son évacuation vers l’étranger, et contre toute attente, Makhno survécut. Il combattit même jusqu’en Août 1921 tout au long de sa fuite, fut blessé six fois encore (« mais légèrement » dit-il !) et le 22 août une balle le frappa au cou et sorti par sa joue droite. Il en gardera une affreuse cicatrice au visage. Enfin, il parvint en Roumanie, puis en Pologne. Et cet homme incroyable se réfugia enfin à Paris en 1922 après s’être évadé deux fois de ces pays. [3]

La continuation du conflit à Paris dans l’entre-deux guerres.

L’un des aspects les plus étonnants de cette guerre civile, c’est que même une fois terminée en Russie par la capture et la mort du dernier général blanc, le baron Ungern-Sternberg, [4] elle a encore connu des prolongements spectaculaires à Paris, dans l’émigration.
Ce sont en effet des régiments entiers qui avaient été évacués de Crimée à la barbe de leurs adversaires et qui se retrouvèrent majoritairement à Paris dans l’émigration. Revenus à la vie civile, ils gardèrent néanmoins leur discipline, leurs habitudes militaires et fondèrent le ROVS (association des anciens combattants russes) qui, après le décès de Wrangel en 1928 sera dirigé par son adjoint, le général Koutiépov. Cette organisation très remuante essaiera de former des activistes qu’elle enverra clandestinement en URSS pour des missions diverses de sabotages, d’assassinats, et le Gépéou qui succède à la Tchéka va leur livrer une guerre implacable y compris en territoire étranger.
Lorsqu’en 1924 la France reconnaît le nouveau régime, l’URSS ouvre une ambassade rue de Grenelle à Paris, qui grouille bientôt d’agents secrets et barbouzes en tous genres. Ils vont se permettre d’enlever en pleine capitale le général Koutiepov, et à l’heure actuelle on ne sait toujours pas ce qui lui est arrivé exactement, sinon, qu’il n’est pas parvenu vivant en URSS. Pour réussir cet enlèvement le Gépéou va se livrer à une manœuvre d’intoxication absolument géniale, en inventant de toutes pièces une fausse organisation contre-révolutionnaire clandestine implantée en URSS et qui, soi-disant, recrutait également dans les pays où des « blancs » avaient émigré. Cela avait été si bien monté que même le très méfiant Koutiepov est tombé dans le piège et s’est rendu à un rendez-vous clandestin où il a été maîtrisé puis enlevé. Et celui qui lui succède, le général Miller subira le même sort ! (Mais dans un contexte et des circonstances différents).

Lorsque Nestor Makhno arrive en France après s’être évadé de Dantzig, il est dans un état physique déplorable. Sa vie à Paris ne fut qu’une longue agonie : outre sa tuberculose, il souffrait épouvantablement de séquelles de ses innombrables blessures, mal soignées, en particulier de sa cheville fracassée par une balle qui ne put jamais être retirée.
Mais en 1926, un autre protagoniste du drame ukrainien débarque soudainement à Paris, celui que probablement Makhno haïssait le plus : le nationaliste Simon Petlioura. Il est possible que l’idée de l’assassiner lui ait traversé l’esprit. Mais ce fut un anarchiste Juif de son entourage, du nom de Samuel Schwarzbald, qui exécuta Petlioura pour se venger des pogroms monstrueux dont ce dernier avait été l’initiateur, et où avaient péri ses parents. Il l’assassina à coups de revolver dans la rue, puis alla tranquillement se livrer à la police. [5] Et il sera acquitté par la cour d’assises de la Seine ! Nestor Makhno mourut de sa tuberculose à l’hôpital Tenon le 25 Juillet 1934. Il a été incinéré au crématoire du Père Lachaise.

Voilà aussi brièvement que possible l’histoire de ce personnage controversé et hors du commun, que l’Histoire a failli oublier. Si vous traînez du côté du cimetière parisien du Père Lachaise, vous pourrez chercher l’urne qui contient ses cendres. Et si vous y allez dans les jours qui suivent un 25 juillet, vous verrez peut-être qu’elle aura été fleurie récemment.



Notes
[1] Les documents émanant des bolcheviks sont soit de la pure propagande, calomnieuse à l’égard du mouvement makhnoviste, soit du révisionnisme historique complet attribuant par exemple, la victoire sur les « blancs » de Dénikine et Wrangel exclusivement à l’Armée Rouge et passant sous silence le massacre qu’elle a perpétré ensuite sur les anarchistes.
[2] « Il vaut mieux céder l’Ukraine entière à Denikine que de permettre l’expansion du mouvement makhnoviste. Le mouvement de Dénikine, franchement contre-révolutionnaire, pourra aisément être compromis plus tard par la voie de la propagande de classe, tandis que la Makhnovtchina se développe au fond des masses et soulève justement les masses contre nous ». (Trotsky, cité d’après Archinoff)
[3] Je n’ai pu déterminer la date avec certitude, peut-être 1923 ou même1921. Et les raisons pour lesquelles il a été arrêté et emprisonné en Roumanie et en Pologne sont assez obscures.
[4] Celui que l’on appelait le « baron fou ». Autre personnage invraisemblable, comme seule l’histoire russe peut en produire, qui apparaît dans la bande dessinée de « Corto Maltese en Sibérie », et qui n’est pas du tout un personnage de fiction...
[5] L’histoire est proprement incroyable : Petlioura, à l’époque où il était certain de sa victoire, avait fait imprimer à l’avance des timbres-poste à son effigie et c’était la reproduction de l’un de ces timbres qu’avait en main Samuel Schwartzbald pour le reconnaître, avant de le tuer d’un coup de revolver !
Il y a un problème avec ce Petlioura, car malgré les épouvantables pogroms dont il a été l’auteur, l’Ukraine l’a réhabilité et le considère comme un héros national, au point que le Président de l’Ukraine Viktor Youchtchenko, au cours d’un voyage officiel en France, est venu se recueillir sur sa tombe au cimetière parisien de Montparnasse le 16 novembre 2005. (Photo)
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