Les miracles des musiques tziganes


La musique est l’art des peuples nomades, le seul dont on puisse emporter les outils et les œuvres tout au long de ses errances.

Roms, Tziganes, Bohémiens, Manouches, Romanichels, Gitans sont autant d’appellations d’un peuple qui au fil des siècles a fini par se différencier en plusieurs groupes (linguistiques, notamment) mais qui a une origine commune : le Nord-Est de l’Inde qu’ils auraient quittée aux IXe- Xe siècle. [1] En l’espace de trois-quatre siècles ils ont essaimé sur tout le continent européen par l’Iran, la Turquie, la Grèce, puis l’Europe de l’Est et enfin de l’Ouest et du Sud. On en trouve même en Amérique…

Il semble établi qu’à leur départ d’Inde, ce qui constituait leur trait commun relevait beaucoup plus du métier que de l’ethnie. Ils exerçaient des activités considérées comme impures dans le système brahmanique des castes ( équarrisseurs, tanneurs, artisans divers, mais aussi saltimbanques …) et faisaient donc partie des intouchables à qui il était même interdit de se fixer en un endroit quelconque.

Au cours de leurs migrations ils exercent toutes sortes de métiers, mais c’est essentiellement leur talent musical qui les fait connaître et apprécier, et ceci en raison d’un comportement particulier mais logique en terme commercial : leur faculté d’adaptation est telle qu’ils assimilent très rapidement les musiques et les instruments des pays qu’ils traversent et où ils s’installent provisoirement. Et leur truc, ce n’est pas de jouer leur propre musique à laquelle personne ne comprend plus rien au fur et à mesure qu’ils s’éloignent du continent indien, mais les musiques populaires locales. Sauf qu’ils ne peuvent s’empêcher de les réinterpréter à leur manière… Et cette manière, très particulière, produira un certain nombre de miracles, jusqu’à créer parfois des musiques spécifiques, distinctes des folklores locaux.

L’objet de cet article est d’en passer quelques-unes en revue.

Le premier de ces miracles s’appelle le flamenco.
On a, un temps, émis des doutes sur l’origine gitane de cette musique. On a pensé qu’elle était principalement arabo-andalouse, peut-être juive, et très accessoirement tzigane. Mais si le flamenco est incontestablement une fusion de toutes ces influences, les musicologues, désormais, semblent admettre le rôle principal des gitans qui ont fait beaucoup plus que simplement interpréter à leur manière de la musique arabe. Ils lui ont imprimé des techniques et des modalités musicales très précises qui leur sont propres, comme par exemple, ces séquences rythmico-mélodiques à douze temps qui ont leur équivalent dans les ragas en Inde : 1 2 3 / 4 5 6 / 7 8 / 9 10 / 11 12 (en gras, le temps accentué).

Cette fusion présente des particularités par rapport aux autres musiques d’imprégnation tzigane : contrairement à ce qui s’est produit partout ailleurs, exception faite de ce qui sert de percussions (castagnettes, claquements de mains, de talons etc) un seul instrument finit par y être utilisé en accompagnement de la voix, la guitare. [2] Le flamenco, en effet est avant tout, et d’abord, un chant et une danse. Ce n’est qu’à la toute fin du XIXe qu’une musique spécifique à la guitare flamenca se développera vraiment, en s’éloignant, d’ailleurs, du flamenco originel, mais aussi en l’enrichissant. L’évolution de cet art continue aujourd’hui grâce à des guitaristes comme Paco de Lucia.

Mais la bizarrerie la plus remarquable du flamenco est que son chant microtonal d’origine orientale est venu se greffer sur un instrument conçu, lui, pour accompagner les musiques populaires d’Espagne utilisant le chromatisme occidental classique. On a ainsi des interprètes qui chantent avec des intervalles inférieurs au demi-ton sur une musique instrumentale, jouée à la guitare, qui les ignore ! [3]

On peut dire que, globalement, le flamenco est un art oriental qui subit sans cesse l’attraction de la musique occidentale mais ce sont les gitans qui ont été les acteurs de son syncrétisme originel.

 La musique d’Europe centrale.
La présence des Tziganes y est attestée dès le XVe siècle, où ils sont des musiciens réputés, notamment sur l’instrument qui va devenir essentiel et emblématique pour eux, le cymbalum.

Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles les nobles austro-hongrois entretiennent de façon permanente (soit comme hommes libres soit comme serfs [4] ) des troupes de Tziganes qu’ils utilisent pour leurs fêtes, et qu’ils louent à d’autres. C’est la virtuose du violon, à la beauté légendaire, Panna Czinka, qui va fixer vers 1772 la composition-type de l’orchestre tzigane d’Europe centrale : un violon, un alto, une contrebasse et un cymbalum, exceptionnellement un violoncelle ou une clarinette.

Au cours du XVIIIe mais surtout au XIXe, on pourra constater une telle mainmise des Tziganes sur la musique locale qu’ils en deviennent, de fait, les interprètes, les créateurs nationaux. Voilà un miracle de plus : on assiste à une assimilation pure et simple entre musique hongroise et musique tzigane de Hongrie ! [5](On citera, par exemple, la célebrissime marche de Racosky, emblème de la lutte contre l’Autriche des Habsbourgs, connue entre autres grâce à Lizt et Berlioz, qui a été composée à l’origine par un musicien tzigane du nom de Mihaly Barma). Et ceci sera vrai, mais dans une moindre mesure, pour les autres pays d’Europe centrale, et avec des nuances de style : par exemple, dans les Balkans, l’usage de fanfares héritées des Ottomans, telles qu’on les retrouve aujourd’hui chez Goran Bregovic.

Les plus grands compositeurs classiques de cette époque se sont déclarés fascinés par le talent de ces musiciens, Beethoven, Shubert, Weber, Brahms, Berlioz et surtout Lizt.

On apprécie leur talent d’improvisateurs, leur virtuosité étourdissante, on remarque l’usage permanent (l’abus, pour certains) des syncopes, (attaques sur un temps faible ou anticipation d’un temps fort de la mesure), on s’étonne des libertés qu’ils prennent avec les règles de l’harmonie classique et que l’on croit (à tort ) dues à leur ignorance. [6]

Les tziganes et la musique russe.
En Russie, les Tziganes, comme ailleurs, deviennent des piliers de tous les lieux de fêtes et, croyant faire plaisir à leur public, "attrapent" toutes les mélodies qui traînent, celles du folklore russe principalement, qu’ils réinterprètent à leur manière.

De la rencontre entre ces deux cultures musicales, celle des paysans russes et celle des Tziganes, naît une musique qui va bouleverser les Russes, atteindre cette zone effrayante de leur âme, celle qui les pousse à la folie, au désespoir, à la démesure… Pouchkine devient hystérique jusqu’à l’évanouissement en entendant chanter la grande Tania…

Les nobles les plus fortunés, comme en Europe centrale, entretiennent des chœurs et des orchestres tziganes, mais c’est surtout dans les cabarets, en bordure des grandes villes, que l’intelligentsia vient s’encanailler des nuits entières au contact des musiciens tziganes. Gigantesques fêtes-beuveries au cours desquelles on vide son mal de vivre et où l’on confesse ses péchés à des diseuses de bonne aventure pour en commettre d’autres immédiatement.

Au passage, la haute société de l’époque va y découvrir la richesse de sa musique populaire nationale qu’elle méprisait profondément. D’une certaine manière, c’est aux Tziganes que les Russes doivent de connaître et d’apprécier leur folklore musical national, qu’il soit resté si vivace et que ses musiciens classiques aient abondamment puisé dedans…

Les instruments utilisés ne sont pas tout à fait les mêmes qu’en Europe centrale : le violon, toujours, mais beaucoup la guitare russe, cette sémistrounnaïa (à sept cordes) à la sonorité cristalline… Et les chœurs, ces immenses chœurs qui vous font chavirer les sens. Un exemple (musique de Goran Bregovic sur « Le temps des gitans » de Kusturica. [7])

Mais quelle est donc cette manière tzigane d’interpréter, comment la caractériser ?

On l’a quelquefois qualifiée de « nonchalante », « imprécise », « désinvolte ». Difficile à décrire avec des mots, il s’agit d’approximations qui font partie du style et qui créent une tension très particulière entre le « juste » et le « faux », même sur des mélodies très simples. La force expressive, la rage, le cri, comme en blues, sont considérés comme plus importants que la précision de la qualité formelle. Des voix cassées, rauques, sont appréciées pour leur contenu émotionnel.

Constantin Kozantsky décrit dans son livre sa rencontre avec l’une des dernières chanteuses tzigane de Paris en 1971. L’auteur, qui est embauché aussi comme musicien dans ce cabaret russe, apprend petit à petit les techniques tziganes avec elle. Un jour, devenu presque aphone, il lui fait part de son inquiétude pour sa prestation à venir. Voilà ce qu’elle lui répond :
« Mais pourquoi tu écoutes ces cons-là, me dit-elle en me montrant la table des artistes. Laisse-les chanter avec leur voix ! C’est avec le cœur que l’on chante, pas avec la voix. C’est ça le truc tzigane. »

La guitare russe comporte d’ailleurs une particularité dans sa lutherie qui correspond bien à ce « flou » tzigane. Son manche est raccordé à la caisse de telle manière qu’il reste un espace entre le talon et la table. Aussi le musicien peut-il tirer et pousser légèrement sur le manche, créant un très léger effet de portamento, un peu comme le vibrato mécanique des guitares électriques, sauf que l’effet, ici, infime, se contente de brouiller la netteté du son de l’instrument.

Les Français vont découvrir les musiciens tziganes plus ponctuellement et plus tardivement grâce, notamment, aux expositions universelles.

Prosper Mérimée décrit ainsi les Czardas hongrois interprétés par les Tziganes : « Cela commence par quelque chose de très lugubre et finit par une gaieté folle qui gagne l’auditoire, lequel trépigne, casse des verres et danse sur les tables ».
Mais c’est grâce à la vogue des cabarets russes, à partir de 1922, dans la foulée de l’émigration blanche, que les Tziganes dispersés dans toute l’Europe occidentale par l’exil de leurs protecteurs et clients, vont converger vers Paris et que les Français vont réellement les connaître.

Les nuits parisiennes de l’entre-deux guerres furent grandioses. Le 28 mars 1926, un chœur réunit pour la première fois tous les artistes tziganes de la capitale [8] ; les noms de Nitza Codolban, Jean Goulesco, Dimitri Poliakoff, Aliocha Dimitrievitch, Grigoras Dinicu, Sergeï Bagrezoff, Niura Massalskaïa ne diront sans doute rien à la plupart des lecteurs, mais ils marquèrent les mémoires de ceux qui eurent la chance de les entendre au Château Caucasien, au Yar, à la Troïka, au Sheherazade ou ailleurs.

Mezz Mezzrow, le clarinettiste américain de jazz, de passage à Paris en 1929, raconte dans « La rage de vivre » : « Nitza Codolban, le plus grand cymbaleur tzigane du monde, et le pianiste Constantinoff un gosse de dix-neuf ans […] c’est grâce à ces deux gars-là que j’ai entendu pour la première fois de l’improvisation collective dans le domaine classique… »

Mais les Français vont voir s’épanouir sur leur sol un autre de ces miracles musicaux imputables aux tziganes.. 


Le jazz manouche.
Révélé au public par le Quintette du Hot club de France constitué en 1934 autour du guitariste Django Reinhardt et du violoniste Stéphane Grappelli, l’estomac tzigane avale cette fois le jazz, découvert au contact d’enregistrements de Duke Ellington, Louis Amstrong et quelques autres.

Ce style se caractérise d’abord par un son : une petite formation comprenant, le plus souvent, deux guitaristes utilisant des guitares acoustiques de type Selmer, dont l’un joue la mélodie, le solo, et l’autre, chargé de l’accompagnement, utilise une technique dite de « pompe », c’est à dire qu’il marque par des accords tous les temps de la mesure (parfois en contretemps dans la pompe dite « hollandaise ») [9] et produisant parfois des roulements, compensant, avec l’appui de la contrebasse, l’absence de batterie. Outre cette contrebasse on y trouve souvent un autre instrument soliste, violon ou clarinette ; parfois un accordéon.

Musicalement, ce jazz-là présente aussi des traces tziganes, notamment dans la recherche de la virtuosité, les gammes utilisées (très chromatiques) et l’emploi systématique des accords diminués.

Cette musique, qui était un peu tombée en désuétude, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt surprenant, ( Sanseverino ou Thomas Dutronc ) au point que l’on annonce la réouverture du mythique bistrot La chope des puces à Saint-Ouen où, comme d’autres adolescents de ma génération fascinés par cette musique, j’allais traîner mes guêtres de temps en temps dans les années 60.

Nous avons, aujourd’hui, en France, un orchestre tzigane réellement exceptionnel : Bratsch. Si vous le voyez un jour programmé du côté de chez vous, allez-y, vous ne regretterez pas votre soirée… Vous comprendrez, entre autres, que les Tziganes ont inventé il y a déjà bien longtemps la world music  !



Et si vous croisez Davaï Davaï, précipitez-vous aussi. Et pensez à faire de ma part la bise à la chanteuse, ma petite nièce Svetlana...



Et comme vous avez été sages, voici un extrait de l’une de mes chansons tziganes préférées, par Hortto Kaalo : Gari gari. (Brûle, brûle !). Bon, il ne faut pas espérer en comprendre un traître mot, visiblement ils ne sont pas russophones...
Mais j’aime cette chanson, composée à Paris, qui dit :
[…]
« Exilé loin de Moscou,
« Je vis désormais en pays étranger
« Et je chante à Paris mes chants tziganes
« Pour les gentils Parisiens.
Refrain :
« Brûle, brûle l’amour pour la Tzigane,
« L’amour pour la beauté brune.
« Il brûle d’un feu puissant,
« Il brûle le magnifique amour.


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Sources : 
Flamenco (Bernard Leblon) Cité de la musique/Acte sud
Cabaret russe (Constantin Kazantsky) Olivier Orban 2001
Histoire de la musique tsigane instrumentale d’Europe centrale (Alain Antonietto)
… et tout ce que l’on peut trouver sur le net !







Photo : une guitare russe un peu exceptionnelle comportant un second manche recevant quatre cordes graves utilisables à vide.


Notes
[1] Pour le sud de le France, l’Espagne et le Portugal on parle des Gitans, pour l’Europe de l’Ouest, des Manouches, pour l’Europe de l’Est, des Tziganes ou Roms stricto sensu. Au sens large, le dernier terme désigne l’ensemble des ces populations
[2] Du point de vue de la lutherie, la guitare flamenca va acquérir ses caractéristiques propres à partir de 1860 par le luthier Antonio Torrès Jurado
[3] Il y a eu un autre cas intéressant de ce genre de conflit culturel : celui des gammes de blues et « les blue notes » en Amérique. Elles résulteraient de l’introduction des gammes pentatoniques des régions d’Afrique de l’ouest (dont étaient issus la majorité des esclaves noirs) dans les cantiques lors des offices protestants que leurs maîtres les obligeaient à suivre.
[4] Il faudra attendre 1856 pour que s’achève leur affranchissement dans les principautés danubiennes.
[5] Ce qui sera contesté plus tard par d’autres musiciens hongrois, Bela Bartok, notamment.
[6] Par exemple la fameuse « gamme tzigane », qui donne en tonalité de do : do, ré, mi bémol, fa dièse, sol, la bémol, si. Jusqu’au jour où l’on s’est aperçu qu’il s’agissait d’une gamme du maquam Hisar (ce qui est, en gros, un système modal propre à certaines musiques persanes et d’Asie mineure)…
[7] Je n’ai pas trouvé d’autre enregistrement utilisable de cette tradition des grands chœurs tziganes
[8] Cet événement exceptionnel ne se produira que trois fois
[9] Tous les temps dans la pompe « alsacienne », les temps 1et 3 accentués dans la pompe dite « parisienne ». Mais quelques autres rythmes sont utilisés également.

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