jeudi 24 septembre 2009

A la cour du roi cramoisi

Je republie cet article que j'avais été obligé d'enlever, ne pouvant plus utiliser la musique sur You-Tube .

*******

Je tiens « 21st Century Schizoïd Man » pour le plus grand morceau de toute l’histoire de la Pop Music au sens large.
Lorsque j’étais jeune musicien encore amateur, dans les années 70, la première fois que je l’ai entendu, je n’en ai pas cru mes oreilles…
D’abord, les mises en places collectives me semblaient totalement impossibles à jouer tellement elles étaient difficiles. Aujourd’hui, on est tellement habitué aux machines, aux sequencers qu’on n’arrive même plus à s’en rendre compte…
Ensuite, ce morceau, portant complexe musicalement parlant, est quasiment parfait. Seul le chorus de saxo, pourtant excellent, n’arrive pas à se hisser au niveau hors normes du reste…

Tout est magnifique dans ce titre, la rigueur remarquable de l’ensemble du point de vue de la composition, avec ses trois parties bien distinctes mais très astucieusement enchaînées, pas la moindre facilité de remplissage (absence de « pompe » à la guitare ou de « tapis » de claviers), ce son éblouissant de guitare ressemblant presque à un violon et ce solo stupéfiant de beauté de Robert Frip dont on ne peut qu’admirer le développement…
Sans doute le plus étonnant et le plus daté est ce style de batterie qui joue à la manière des batteurs de jazz, comme un instrument à part entière. C’est surtout à l’entendre que l’on mesure la catastrophe culturelle qui s’est abattue sur les musiques de jeunes actuelles, l’indigence répétitive des boîtes à rythmes dont on a la flemme de programmer la moindre variante et qui débite bêtement son boum-boum stupide et monotone.
Appauvrissement du langage musical qui va de pair avec l'appauvrissement du langage tout court. Impossible de ne pas le rapprocher de la manière dont j’ai entendu s’exprimer des jeunes de banlieue qui, incapables d’aligner plus de trois mots, commençaient une phrase et plaçaient des « et voilà » partout, probablement suivis de points de suspension, comptant sur l’interlocuteur pour qu’il devine les mots manquants…
Il n’y a que quatre instruments sur ce titre : une guitare, une basse, une batterie et un saxo, plus la voix qui y occupe une place mineure ; on a pourtant l’impression d’avoir affaire à un orchestre gigantesque….




Ce titre ne se contente pas d’être génial musicalement parlant, il l’est aussi sur le plan de l’expressionnisme.
Le morceau qui évoque le schizophrène du futur 21e siècle parvient à donner une impression de folie, y compris dans la musique ce qui est, en réalité, très difficile. En effet, le propre de la folie est d’enfermer l’individu dans un monde qu’il ne peut pratiquement pas communiquer aux autres, imaginer une musique de fou reviendrait à faire quelque chose de totalement incompréhensible et inaudible. Or ce titre y parvient malgré tout, avec l’astuce d’être en permanence « border line » : assez pour figurer la folie, pas trop pour rester compréhensible.

Le premier choc est bien sûr le volume : le titre commence par des bruits très faibles mais que l’on devine complexes, du coup pour mieux entendre, le réflexe est de monter énormément le volume… et lorsque le morceau démarre vraiment on prend en pleine figure le violent volume sonore, métaphore évidente du cri de douleur…
La voix est passée à travers une distorsion ce qui la rend limite compréhensible et continue la métaphore du cri, de la voix cassée, mais aussi de ce qui est abîmé par la technologie. Dans le symbolisme sonore, la voix étant directement produite par le corps, elle figure l’être humain dans son intimité ; la casser par un appareil électronique c’est violer son humanité.
Ensuite ce solo de guitare qui utilise des intervalles bizarres, dont on ne sait pas trop à quelle type de gamme ou de mode ils se rattachent, et bien sûr ces mise en places tellement difficiles qu’elles sont, là aussi, à la limite de l’humain et du compréhensible.
On notera la fin qui ressemble à ces interminables « n’importe quoi » que l’on entend parfois sur scène, qui n’ont d’autre fonction que d’être arrêtés par un signe du chanteur, mais qui est là tellement bien faite qu’elle met réellement les nerfs à bout…

Mon disque vinyle de ce morceau est dans un état lamentable tellement je l’ai écouté, passé et repassé en essayant d’apprendre le solo de guitare, ou pour comprendre comment la basse fonctionnait avec la batterie, à la fois en autonomie et parfois en fusion totale. Aussi, cela faisait longtemps que je ne l’avais pas écouté, vingt ans au moins. Si j’en parle aujourd’hui c’est que je l’ai trouvé à la bibliothèque de Montpellier en CD, je l’ai enregistré.
Et lorsque j’ai lancé le Schizophrène du 21e siècle à la Cour du Roi Cramoisi, j’ai repris le même coup de poing dans le ventre qu’il y a vingt-cinq ans, quand je l’ai entendu la première fois…

vendredi 18 septembre 2009

Une chiquenaude russe très bavarde…

Il a beaucoup de pays où l’on picole, mais l’alcoolisme russe atteint de niveaux vraiment effrayants.
Un homme russe sur trois, une femme russe sur sept sont alcooliques…
Les Russes connaissant deux formes d’alcoolisme. A l’alcoolisme festif, mondain, de soirées (très) arrosées entre amis que l’on trouve partout, s’ajoute un alcoolisme spécifique et solitaire qui consiste à s’acheter la quantité de vodka nécessaire à prendre un cuite, à s’installer dans un coin, à l’écart, et de boire sans autre forme de procès jusqu’à ne pouvoir se relever.

Des études récentes et nombreuses permettent de rendre compte de ce phénomène malheureusement profondément ancré dans la mentalité russe et qui a traversé l’époque communiste sans faiblir. Les riches boivent vodka et cognac, les pauvres boivent des alcools frelatés, du liquide de freins, de l’antigel, du dissolvant, de l’eau de cologne… n’importe quoi.
Mais c’est aussi dans un certain nombre de gestes ou de traditions que l’on mesure le mieux le poids de l’alcool dans la culture russe.

On pourrait citer la tradition des toasts évidemment, assortis d’un dicton qui veut que toute bouteille de vodka entamée doive être terminée ; mais c’est autre histoire, très curieuse, parce qu’elle mêle la grande Histoire et l’alcoolisme, que j’ai rapportée de Russie. Je n’en avais jamais entendu parler dans l’émigration.

Lorsque les Russes contemporains évoquent l’alcool ou l’alcoolisme sans prononcer le mot, ils font volontiers un geste bizarre qui consiste à incliner le tête sur le côté en la levant et à se donner une ou deux chiquenaudes avec l’index, sous le menton.

Interrogés sur la signification étrange de ce geste, voici l’histoire qu’ils m’ont racontée :

Sous le Tsar Pierre le Grand, celui-ci, pour récompenser un certain nombre de ses loyaux serviteurs, leur avait offert un gobelet aux armes impériales qui leur donnait le droit d’entrer dans n’importe quelle auberge de l’empire et de s’y faire servir à volonté et gratuitement de la vodka, sur présentation de ce gobelet, qui en était alors dûment rempli... Sauf, qu’évidemment, vu l’état lamentable dans lequel ils finissaient par se retrouver, ils perdaient le gobelet en question ou se le faisaient voler, bref, la tsar imagina un système plus simple.
Les serviteurs méritants se verraient désormais apposer un coup de tampon encré aux armes du tsar sur le haut du cou, sous le menton. Ainsi, les heureux récipiendaires, en pénétrant dans une auberge levaient-ils la tête et l’inclinaient de côté pour découvrir la marque et la montraient de l’index à l’aubergiste pour attirer son attention.

Et la tradition s’est maintenue depuis le XVIII e siècle. Si vous rencontrez un Russe qui, tout à coup, au cours de la conversation fait ce geste d’un œil égrillard, ne vous y trompez pas, c’est picoler, qu’il veut...

C’est tout au moins l’histoire qui m’a été racontée. Si certains ont des précisions, je suis preneur.

mardi 8 septembre 2009

Billie sings the blues

Je me suis toujours refusé à essayer d’interpréter le talent d’un musicien ou analyser ses œuvres à la lumière de sa vie privée.
Il s’agit toujours d’une piste décevante, qui donne l’illusion que l’on a compris quelque chose, mais en réalité qui éloigne de l’œuvre elle-même. Je me fiche éperdument de savoir que telle symphonie de Beethoven a été composée après une rupture amoureuse ou dans une phase de bonheur. Car, à ce compte-là tout le monde pourrait être Beethoven.

Pourtant, pour Billie Holiday, il me semble qu’ignorer sa vie c’est mal appréhender cette chanteuse, en perdre une dimension importante.
Celle que les spécialistes considèrent volontiers comme la meilleure chanteuse de jazz de tous les temps n’est pas a priori bien impressionnante et comprendre les raisons pour lesquelles un Miles Davis, un Frank Sinatra, un Louis Amstrong ou une Ella Fitzgerald lui ont voué une telle admiration n'est pas immédiat.

Une voix un peu voilée et plutôt sobre, peu puissante et qui doit beaucoup à l’utilisation du micro, un vibrato léger et de la justesse au niveau de l’exécution, c’est à peu près tout ce que l’on peut en dire sur le plan technique.
Ensuite, on s’étonnera chez cette très belle femme de la dégradation de ses traits puis de sa voix et on s’intéressera à sa vie. Un enfer qu’elle a raconté dans son autobiographie : « Lady sings the blues ».

Un enfer total, de sa naissance à sa mort. Plus ou moins abandonnée, maltraitée par sa famille, violée à l’âge de 10 ans par un voisin, prostituée par sa mère, alcoolique et lourdement droguée, escroquée, tabassée par ses hommes, endettée, emprisonnée… À côté, même la vie de Tina Turner ressemble à une bluette.

Alors, l’entendre et la voir chanter avec cette sobriété, cette malice, cette légèreté ou cette gravité, ce magnifique swing un peu traînant, on le prend à la fois comme une politesse exquise envers nous, celle de ne pas nous ennuyer avec ses histoires et, pour elle, une sorte de parenthèse de bonheur au milieu de ses souffrances.

La voici dans « My man » qui est à l’origine une chanson française composée par Maurice Yvain (1920) chantée par Mistinguett et Edith Piaf, entre autres, sous le titre « C’est mon homme ».



Également dans "Strange Fruit". Pour en savoir davantage sur cette chanson.




Janis Joplin, Maria Callas, Billie Holiday, trois divas aux destins douloureux qu'il m'a plu de réunir ici.
Je les aime toutes les trois.

vendredi 4 septembre 2009

L'affaire Callas

Le drame essentiel du destin de Maria Callas, celui qui éclipse tous les autres, a été la détérioration de sa voix ; et on ne peut mesurer l’ampleur de cette tragédie qu’en se penchant sur la valeur exceptionnelle, hors norme, de ce qu’elle a perdu.

Pour bien comprendre, l’ambitus ordinaire des sopranos, c'est-à-dire l’écart entre la note la plus grave et la plus aiguë, est de l’ordre de deux octaves et la tessiture se situe entre le Do3 et le Do 5, ce dernier étant le fameux « contre-ut ». C’est la zone où elles chantent normalement sans trop d’efforts. ( Le chiffre indique le numéro conventionnel de l’octave. Comme repère, le La du diapason, celui de la tonalité du téléphone en France est un La3.) Les voix sopranos les plus aiguës peuvent aller jusqu’au Mi5 (contre-mi) et très exceptionnellement au delà.



(Cliquer sur l'image pour agrandir)

La tessiture constatée de la Callas au meilleur de sa forme allait du Fa#2 au Mi5 ( on rapporte même un contre-fa poussé par erreur, mais sans preuve certaine), soit presque trois octaves. Autrement dit elle couvrait une tessiture allant du grave d’une contralto à celle d’une « soprano coloratur ». Renseignement pris, il semblerait bien qu’il s’agisse d’un cas unique lui permettant, vocalement parlant, d’interpréter n’importe quel rôle féminin du répertoire lyrique (1). Je parle ici de l'ambitus, car pour ce qui est de la note la plus aiguë, il y a eu mieux, mais pas souvent. La cantatrice actuellement dans le circuit qui a ( qui avait, pour être plus exact) la voix la plus haute est Natalie Dessay ( contre-sol# dans Lakmé en 1999), mais on est encore loin de Mado Robin : contre-contre-ré ! (Ré6, ce qui est semble-t-il la note la plus haute jamais atteinte par une voix humaine, au moins depuis que l'on dispose de traces).
Autre caractéristique de la voix de la Callas, sa puissance vraiment exceptionnelle que l’on mesure à un détail stupéfiant : elle était capable de faire un diminuendo sur un contre-mi dans La Somnanbula (Bellini) , ceci a été enregistré au cours d’une prestation en direct.
Pour bien comprendre où se situe l’exploit, ces notes limites, suraiguës, chez les cantatrices ne peuvent être chantées autrement qu’à une puissance maximale. Faire un diminuendo (ou decrescendo, c’est la même chose) sur une note que l’on ne peut sortir qu’à pleine puissance est théoriquement impossible. Pourtant elle l’a fait…
À ces caractéristiques purement techniques s’ajoute enfin un timbre très particulier, reconnaissable entre mille surtout dans le registre médium. Timbre, d’ailleurs, qu’une stricte orthodoxie classique qualifierait certainement de laid. En tout cas pas vraiment « pur ».
Les qualificatifs des techniciens du chant sur la voix de la Callas à sa grande époque sont unanimes et dithyrambiques.

On l’entendra ici dans Casta Diva ( La Norma, Bellini) lorsqu’elle avait encore sa voix unique. Un de ses plus grands succès, qu’elle doit aussi à son incroyable investissement dans l’interprétation des rôles qu’elle a joués.
A titre personnel, je ne suis pas fan d’opéra et je n’aime pas beaucoup le chant classique : voix trop forcées, vibratos insupportables, prononciation ridicule etc. Mais entendre cela continue de me sidérer et de m’émouvoir au plus profond de mes tripes.



Que c’est-il donc passé pour qu’elle perde une voix aussi exceptionnelle ?

Si l’on en croit tout ce qui a été écrit sur le sujet, les raisons en sont multiples et Maria Callas a eu la malchance qu’elles se soient conjuguées à peu près simultanément...

L’une des causes les plus étranges et sur laquelle l’expérience des cantatrices a été très largement en avance sur les constatations du milieu médical (qui n’a vraiment reconnu le fait que depuis une vingtaine d’années) est le rôle de la diminution des œstrogènes. Lorsque la production de ces hormones féminines diminue ou s’arrête, la voix se durcit, perd de sa puissance et devient plus grave. Phénomène léger et temporaire durant les règles (2), il est définitif et parfois violent au moment de la ménopause. ( On cite le cas de la malheureuse Christa Ludwig à qui s’est arrivé en plein concert durant une représentation de Don Carlos). Et la malchance a voulu que la Callas ait été ménopausée très tôt, au tout début de sa quarantaine.( 3)

Une autre cause invoquée, qui n’a pas manqué de m’intriguer, est son amaigrissement.
Jusqu’à l’âge de 30 ans Maria Callas a été, comme presque toutes les cantatrices de son époque, assez boulotte et c’est semble-t-il à l’occasion d’un opportun ténia suivi d’un régime constant, qu’elle a considérablement maigri et qu’elle s’est maintenue dans sa nouvelle silhouette. Mais les techniciens du chant expliquent que ce n’est pas sans conséquence sur la puissance du souffle. C’est ce que pense notamment la soprano Renée Fleming citée par Wikipedia :
«J'ai ma propre explication au sujet de son déclin vocal. C'est plus en la regardant chanter qu'en l'écoutant que j'ai acquis la conviction que c'est son amaigrissement important et rapide qui est à incriminer. [Les enregistrements vidéo de Callas réalisés à la fin des années 1950 et au début des années 1960, révèlent des problèmes de souffle].
Ce n'est pas la perte de poids en elle-même... mais si quelqu'un se sert de son poids pour assurer son souffle et que ce poids diminue fortement, cette personne, si elle n'a pas développé une musculature de rechange, aura des problèmes de voix. Quelqu'un m'a dit que la manière dont Callas portait ses mains à son plexus lui permettait de « pousser » et, par là même d'obtenir une sorte d'appui. Si elle avait interprété des rôles de soubrette, elle n'aurait pas connu de problème. Mais elle chantait les rôles les plus difficiles du répertoire, ceux qui nécessitent le plus de vigueur ».

Autrement dit, sans doute pour plaire à des hommes, elle a sacrifié sa voix….
Circonstance aggravante, l’absorption de psychotropes d’abord régulière puis massive après sa rupture avec Onassis a eu également un effet secondaire hypotonique et hypotenseur désastreux sur sa musculature vocale.

On a enfin évoqué, comme cause de la perte de sa voix, un travail excessif dans des registres qui n’étaient pas vraiment les siens.
Elle était probablement une mezzo-soprano naturelle et ce n’est qu’au prix d’un entrainement acharné qu’elle avait réussi à atteindre dans le grave le registre d’une contralto et dans l’aigu celui d’une coloratur. Selon certains spécialistes, interpréter trop de rôles difficiles dans ces registres forcés (notamment les rôles wagnériens) aurait fini par épuiser sa voix. Et, à l’appui de cette explication, il faut incontestablement noter l’enchaînement, parfois le cumul incroyable de ses prestations.

Après Janis Joplin, voilà encore un autre destin de chanteuse : à la mort brutale par overdose de l’une, répond la dégradation d'une voix sublime pour l’autre. Mais dans les deux cas cela se termine par une forme de suicide…

Notes :
(1) On oubliera le cas Yma Sumac qu’on n’a jamais entendu chanter un opéra et dont les performances vocales sont assez suspectes.

(2) Lorsqu’il m’est arrivé d’être interprète pour le Marinsky (ex-Kirov) au cours d’une de leurs tournées en France, j’avais été surpris que certaines choristes féminines soient, de temps en temps, dispensées de répétitions. Lorsqu’à mes questions il m’avait été répondu que c’était en raison leurs embarras périodiques, j’avais haussé les épaules croyant à un reliquat de règlement bureaucratique obscurantiste hérité de l’époque soviétique…

(3) Il ne faut probablement pas chercher ailleurs la réorientation récente de Natalie Dessay à l’âge de 47 ans vers des rôles exigeant moins de notes extrêmes.