vendredi 4 septembre 2009

L'affaire Callas

Le drame essentiel du destin de Maria Callas, celui qui éclipse tous les autres, a été la détérioration de sa voix ; et on ne peut mesurer l’ampleur de cette tragédie qu’en se penchant sur la valeur exceptionnelle, hors norme, de ce qu’elle a perdu.

Pour bien comprendre, l’ambitus ordinaire des sopranos, c'est-à-dire l’écart entre la note la plus grave et la plus aiguë, est de l’ordre de deux octaves et la tessiture se situe entre le Do3 et le Do 5, ce dernier étant le fameux « contre-ut ». C’est la zone où elles chantent normalement sans trop d’efforts. ( Le chiffre indique le numéro conventionnel de l’octave. Comme repère, le La du diapason, celui de la tonalité du téléphone en France est un La3.) Les voix sopranos les plus aiguës peuvent aller jusqu’au Mi5 (contre-mi) et très exceptionnellement au delà.



(Cliquer sur l'image pour agrandir)

La tessiture constatée de la Callas au meilleur de sa forme allait du Fa#2 au Mi5 ( on rapporte même un contre-fa poussé par erreur, mais sans preuve certaine), soit presque trois octaves. Autrement dit elle couvrait une tessiture allant du grave d’une contralto à celle d’une « soprano coloratur ». Renseignement pris, il semblerait bien qu’il s’agisse d’un cas unique lui permettant, vocalement parlant, d’interpréter n’importe quel rôle féminin du répertoire lyrique (1). Je parle ici de l'ambitus, car pour ce qui est de la note la plus aiguë, il y a eu mieux, mais pas souvent. La cantatrice actuellement dans le circuit qui a ( qui avait, pour être plus exact) la voix la plus haute est Natalie Dessay ( contre-sol# dans Lakmé en 1999), mais on est encore loin de Mado Robin : contre-contre-ré ! (Ré6, ce qui est semble-t-il la note la plus haute jamais atteinte par une voix humaine, au moins depuis que l'on dispose de traces).
Autre caractéristique de la voix de la Callas, sa puissance vraiment exceptionnelle que l’on mesure à un détail stupéfiant : elle était capable de faire un diminuendo sur un contre-mi dans La Somnanbula (Bellini) , ceci a été enregistré au cours d’une prestation en direct.
Pour bien comprendre où se situe l’exploit, ces notes limites, suraiguës, chez les cantatrices ne peuvent être chantées autrement qu’à une puissance maximale. Faire un diminuendo (ou decrescendo, c’est la même chose) sur une note que l’on ne peut sortir qu’à pleine puissance est théoriquement impossible. Pourtant elle l’a fait…
À ces caractéristiques purement techniques s’ajoute enfin un timbre très particulier, reconnaissable entre mille surtout dans le registre médium. Timbre, d’ailleurs, qu’une stricte orthodoxie classique qualifierait certainement de laid. En tout cas pas vraiment « pur ».
Les qualificatifs des techniciens du chant sur la voix de la Callas à sa grande époque sont unanimes et dithyrambiques.

On l’entendra ici dans Casta Diva ( La Norma, Bellini) lorsqu’elle avait encore sa voix unique. Un de ses plus grands succès, qu’elle doit aussi à son incroyable investissement dans l’interprétation des rôles qu’elle a joués.
A titre personnel, je ne suis pas fan d’opéra et je n’aime pas beaucoup le chant classique : voix trop forcées, vibratos insupportables, prononciation ridicule etc. Mais entendre cela continue de me sidérer et de m’émouvoir au plus profond de mes tripes.



Que c’est-il donc passé pour qu’elle perde une voix aussi exceptionnelle ?

Si l’on en croit tout ce qui a été écrit sur le sujet, les raisons en sont multiples et Maria Callas a eu la malchance qu’elles se soient conjuguées à peu près simultanément...

L’une des causes les plus étranges et sur laquelle l’expérience des cantatrices a été très largement en avance sur les constatations du milieu médical (qui n’a vraiment reconnu le fait que depuis une vingtaine d’années) est le rôle de la diminution des œstrogènes. Lorsque la production de ces hormones féminines diminue ou s’arrête, la voix se durcit, perd de sa puissance et devient plus grave. Phénomène léger et temporaire durant les règles (2), il est définitif et parfois violent au moment de la ménopause. ( On cite le cas de la malheureuse Christa Ludwig à qui s’est arrivé en plein concert durant une représentation de Don Carlos). Et la malchance a voulu que la Callas ait été ménopausée très tôt, au tout début de sa quarantaine.( 3)

Une autre cause invoquée, qui n’a pas manqué de m’intriguer, est son amaigrissement.
Jusqu’à l’âge de 30 ans Maria Callas a été, comme presque toutes les cantatrices de son époque, assez boulotte et c’est semble-t-il à l’occasion d’un opportun ténia suivi d’un régime constant, qu’elle a considérablement maigri et qu’elle s’est maintenue dans sa nouvelle silhouette. Mais les techniciens du chant expliquent que ce n’est pas sans conséquence sur la puissance du souffle. C’est ce que pense notamment la soprano Renée Fleming citée par Wikipedia :
«J'ai ma propre explication au sujet de son déclin vocal. C'est plus en la regardant chanter qu'en l'écoutant que j'ai acquis la conviction que c'est son amaigrissement important et rapide qui est à incriminer. [Les enregistrements vidéo de Callas réalisés à la fin des années 1950 et au début des années 1960, révèlent des problèmes de souffle].
Ce n'est pas la perte de poids en elle-même... mais si quelqu'un se sert de son poids pour assurer son souffle et que ce poids diminue fortement, cette personne, si elle n'a pas développé une musculature de rechange, aura des problèmes de voix. Quelqu'un m'a dit que la manière dont Callas portait ses mains à son plexus lui permettait de « pousser » et, par là même d'obtenir une sorte d'appui. Si elle avait interprété des rôles de soubrette, elle n'aurait pas connu de problème. Mais elle chantait les rôles les plus difficiles du répertoire, ceux qui nécessitent le plus de vigueur ».

Autrement dit, sans doute pour plaire à des hommes, elle a sacrifié sa voix….
Circonstance aggravante, l’absorption de psychotropes d’abord régulière puis massive après sa rupture avec Onassis a eu également un effet secondaire hypotonique et hypotenseur désastreux sur sa musculature vocale.

On a enfin évoqué, comme cause de la perte de sa voix, un travail excessif dans des registres qui n’étaient pas vraiment les siens.
Elle était probablement une mezzo-soprano naturelle et ce n’est qu’au prix d’un entrainement acharné qu’elle avait réussi à atteindre dans le grave le registre d’une contralto et dans l’aigu celui d’une coloratur. Selon certains spécialistes, interpréter trop de rôles difficiles dans ces registres forcés (notamment les rôles wagnériens) aurait fini par épuiser sa voix. Et, à l’appui de cette explication, il faut incontestablement noter l’enchaînement, parfois le cumul incroyable de ses prestations.

Après Janis Joplin, voilà encore un autre destin de chanteuse : à la mort brutale par overdose de l’une, répond la dégradation d'une voix sublime pour l’autre. Mais dans les deux cas cela se termine par une forme de suicide…

Notes :
(1) On oubliera le cas Yma Sumac qu’on n’a jamais entendu chanter un opéra et dont les performances vocales sont assez suspectes.

(2) Lorsqu’il m’est arrivé d’être interprète pour le Marinsky (ex-Kirov) au cours d’une de leurs tournées en France, j’avais été surpris que certaines choristes féminines soient, de temps en temps, dispensées de répétitions. Lorsqu’à mes questions il m’avait été répondu que c’était en raison leurs embarras périodiques, j’avais haussé les épaules croyant à un reliquat de règlement bureaucratique obscurantiste hérité de l’époque soviétique…

(3) Il ne faut probablement pas chercher ailleurs la réorientation récente de Natalie Dessay à l’âge de 47 ans vers des rôles exigeant moins de notes extrêmes.

5 commentaires:

  1. La photo en tête de l'article date de 1958, le début de ses ennuis vocaux.
    Elle interprète Médée.Je comprends que Pasolini l'ait voulue pour son film...

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  2. Orphée faisait pleurer les pierres , Maria mon clavier....Nous sommes les bénis des dieux qui l'auront entendue par le truchement de la technique, mais, combien restent-ils encore de ceux qui étaient physiquement présents?

    D.F.

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  3. Le risque imposé par la performance physique est aggravé par l'engagement artistique et son exigence d'absolu . Quand Callas se déchirait sur scène elle n''en sortait pas indemne Chaque représentation devenait à chaque fois un fil tendu au dessus de précipices de plus en plus vertigineux .

    Les diva ne sont pas seules à connaitre le drame de l'obligation au renoncement.Nombreux sont les artistes contraints de subir des interventions chirurgicales.__Avant la chute__ Nathalie Dessay dernièrement ou Rolando Villazon.Je garde le souvenir dramatique d'une représentation du contre Ténor James Bowman à Poitiers où rouge et suffocant il n'était que l'ombre de celui qui nous étourdissait dans le Stabat de Vivaldi..
    Heureusement les CD demeurent.

    D.F.

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  4. Ce Casta diva par Maria Callas est un diamant noir : la beauté tragique, une sorte d’horreur sublime. Un frisson terrible et merveilleux.

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  5. Un bel article, très intéressant et prenant.

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